jeudi 14 mars 2019

Histoires de chips et d'honneur.

Mercredi 16 janvier 2019, 10h40 à 11h35 (M3), en salle 139.


La classe de 3ème E entre en salle 139. Chaque élève rejoint sa place et attend le signal pour s'asseoir. Ils sont sensiblement agités aussi, je les fais patienter. En dépit de cela, son sac ouvert sur sa table, Taïra déguste ses chips. Je lui signale que son attitude faillit au règlement intérieur, en plus de me courir sur le haricot. Elle se défend arguant qu'elle n'a pas petit-déjeuné le matin même, alors qu'elle remonte tout juste en classe après la récréation. 

La situation m'inspire et par bienveillance, pour lui éviter un rapport qui viendrait entacher son dossier scolaire, je la mets au défi. Les épreuves de DNB blanc approchent, c'est une occasion rêvée pour improviser une révision sur les temps du discours et les temps du récit dans l'exercice de réécriture.



"Bonjour à tous ! Asseyez-vous ! Taïra, au tableau !" Elle rechigne, mais je reste ferme. "Tu t'exécutes ou c'est le rapport de discipline".

Après l'appel, je pianote sur le clavier de l'ordinateur, et en lettres noires sur le tableau blanc, s'imprime son crime. 

Debout, Taïra attend le signal pour s’asseoir après le salut du professeur. Elle mange ses chips en
                       attendait                                                                                      mangeait
silence. La professeure s’en aperçoit. Cette dernière rappelle l’élève à l’ordre en lui notifiant qu’elle
                                      s'en aperçut                         rappela 
manque au règlement intérieur et que cela mérite un rapport.
manquait                                                    méritait

"Voilà la consigne, tu vas me réécrire ce texte en transformant les temps du discours en temps du récit. Petit rappel : dans cette opposition discours/récit (on parle de l'énonciation), on entend par "temps du discours" présent, passé composé de l'indicatif, alors que derrière l'expression "temps du récit", on fait référence à l'imparfait et au passé simple de l'indicatif. En fonction de l'aspect du verbe et des valeurs de l'imparfait et du passé simple, il s'agira de décider si tu emploieras l'imparfait ou le passé simple. Les actions brèves se succédant, faisant avancer le récit sont au passé simple. Tandis que les actions longues, d'arrière-plan, sont à l'imparfait. Tu dois mobiliser tes connaissances sur les valeurs de ces temps verbaux."

Je l'accompagne. Première étape : tu me soulignes les verbes conjugués puisque c'est sur les verbes que les modifications vont porter. Deuxième étape : pour chaque verbe, tu te poses la question de savoir si l'action décrite par le verbe s'éternise ou bien, au contraire, si elle est brève ou soudaine. Troisième étape : tu opères la modification de temps.

Elle réfléchit, tente une réponse en jetant vers moi des yeux interrogateurs, et je la conforte dans ses décisions. L'exercice est probant et son honneur sauf. La rédaction de l'incident faite au tableau, avec pour seul témoin sa classe, je m'abstiens d'en faire la promotion. Administrativement parlant, du moins.




Vendredi 25 janvier 2019, en salle 128, pendant l'épreuve de sciences du DNB blanc.


La veille, en 127, Gadry a laborieusement composé sur le sujet de Français, avec un intermède sanitaire (pour cause de petite hémorragie nasale) pendant laquelle j'ai visé son brouillon, d'un œil furtif. Une liste de mots. Mais trop souvent le nez en l'air, à rêvasser, quand le couperet tombe : "L'épreuve est terminée. Vous êtes priés d'apporter votre copie au bureau !", sa rédaction ne fait qu'un maigre paragraphe. Déjà Mr le Principal circule dans les rangs de la salle désertée pour disposer des copies vierges ! J'interpelle mon élève, désolé pour lui. "Gadry, tu ne peux pas attendre les vingt dernières minutes de l'épreuve, regarder les autres courir vers la ligne d'arrivée, pour te mettre enfin à composer... Tu te concentres avant et, dès que le coup d'envoi est donné, il faut foncer !" Sans la ponctualité de la tortue ni la célérité du lièvre, Gadry se rêve, mais ne s'en donne guère les moyens. Pourvu que la leçon soit intégrée...

Revigorée par la pause qui a suivi l'épreuve d'Histoire-Géographie-EMC, Estelle prend ses aises. Depuis le fond de la salle, et sa hauteur filiforme, elle veille, chef en son domaine, avec plus de coquetterie qu'Abraracourcix. Dans son dos, sur la table temporairement stockée là, sa palette de fard à paupières. Sa réputation la précédant, quand elle ne se signale pas elle-même à grands renforts d'accès d'exubérance, je suis dubitative et amusée. Dérisoire objet de réconfort, qui questionne sur le sens de sa scolarité. Sur son pupitre de collégienne, en posture de future candidate au DNB, du gloss, un grand paquet de chips et des bonbons chimiques. Au pied de la table, pour se désaltérer, elle a presque l'effronterie d'avoir choisi une simple bouteille d'eau sans le raffinement de taurine synthétique ou autres substances non moins nocives.

Un peu affligée qu'Estelle mette sa confiance dans un encas aux qualités nutritionnelles certifiées, qui plus est avec haute teneur en additifs chimiques pour choyer son cerveau grandement sollicité, j'immortalise cette vision.


Ne me faites pas croire que l'égalité des chances ne commence pas dans l'assiette. Ne nous voilons pas la face non plus : une barre de céréales, des fruits secs et un jus de fruits, c'est ringard parce que ça fait intello de première ! Quand il s'agit d'expliciter l'organisation de l'examen, leur première question, c'est : "Est-ce qu'on aura le droit de manger ?". Il faut alors prendre les précautions d'usage, pour nous éviter qu'ils apportent un kebab embaumant toute la salle d'examen ou prévenir qu'un soda trop secoué peut ruiner leur copie d'examen. 

Deux minutes que mon cliché est posté sur IG, mon Gadry qui "aime ma publication" ! A une heure où il devrait lui-même composé ?! Suspect. Immédiatement, je textote aux autorités compétentes, avec preuves à l'appui : "Je prends en photo ce avec quoi Estelle compte reprendre des forces, je publie sur insta, et Gadry qui est censé être en examen - donc, sans téléphone - like ma photo sur le RS pendant l'épreuve... Quelque chose m'échappe." La réponse ne tarde pas : "Il est absent..." Evidemment.

L'honneur est sauf. Encore. Au lieu d'être pris en flagrant délit, Gadry est réfugié chez lui. Il a déclaré forfait.

© EstherProfesseur

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