lundi 25 février 2019

Ruby Bridges : The Problem we all live with de Norman Rockwell


The Problem We All Live With, Norman Rockwell, 1964.
(Illustration Look du 14 janvier 1964, pp. 22-23, Huile sur toile, 91,5/147,5 cm, Stockbridge, MA, The Norman Rockwell Museum)


Programme court Arte - A Musée Vous, A Musée Moi.

Libéré des restrictions que le Saturday Evening Post imposait à ses couvertures, et stimulé par ses amis militants de Stockbridge, Norman Rockwell inaugura ses collaborations pour le magazine Look avec cette protestation contre le racisme dans les Etats du Sud. 

Le premier tableau que Rockwell proposa pour une double page de Look est l'un de ses plus mémorables. Le personnage central – une petite écolière noire à la robe blanche immaculée marchant dans la rue d'un pas décidé – constituait un défi manifeste à sa réputation de peintre mièvre et léger. Si on peut, à première vue, penser qu'il s'agit encore d'une des mignonnes gamines ordinaires si chères à l'illustrateur, cette impression est vite démentie par le graffiti et les éclaboussures de tomates maculant le mur que longe la fillette, et par les quatre policiers qui l'encadrent devant et derrière. Il s'agit en effet de Ruby Bridges, la fillette de New Orleans qui était entrée en 1960 dans une école jusqu'alors réservée aux Blancs. Elle se rendait à l'école avec assiduité, faisant courageusement face à une violente opposition raciste.

Ruby Bridges, escortée par des U.S. Marshals, quitte l'école élémentaire William Frantz, Nouvelle Orléans, 1960, sous les protestations des ségrégationnistes. Cette photographie, prise par un employé du U.S. Département de la Justice, appartient désormais au domaine public. 

En 1964, son histoire était devenue célèbre. Robert Coles avait publié un livre sur ses dessins qui révélait les ravages de la ségrégation raciale sur les enfants afro-américains. En 1961, John Steinbeck avait rapporté, dans son dernier livre Travel with Charlie (titre français : Voyage avec Charley) les injures haineuses et cruelles qui accueillaient chaque matin la fillette, lorsqu'elle arrivait à l'école, escortée de policiers fédéraux pour la protéger de l'hostilité des manifestants racistes. En réduisant la taille de Ruby Bridges et en agrandissant celle de ses protecteurs, Rockwell dramatisait la gravité de la situation. Le blanc de ses vêtements en fait un symbole de l'innocence confrontée au fléau des préjugés raciaux américains.

The Problem We All Live With marque l'apparition, à l'âge de soixante-dix ans, d'un « nouveau » Norman Rockwell, un artiste engagé dans les problèmes moraux de son temps qui met au service d'une croisade pour la justice sociale les aspects les plus attachants de ses œuvres passées.


Barack Obama et Ruby Bridges, à la Maison Blanche, devant le tableau de Norman Rockwell.




Programme court Arte - Draw my life.


Un album jeunesse : Ruby tête haute, de Irène Cohen-Janca et Marc Daniau, Les Editions des éléphants, Paris, 2017.

© EstherProfesseur

#HIDA #Français #Anglais #Histoire #ArtsPlastiques
#analysedelimage

mardi 19 février 2019

Les végétations de Taïra.

Mardi 12 février 2019, 11h35-12h35 (M4), en salle 139.


Après consultation du résultat de DNB blanc de Français, pour la demi-classe de 3èmeE, l'ambiance de cette heure d'Aide Personnalisée devient profondément studieuse. Au programme, la méthodologie du sujet de réflexion : de l'analyse du sujet à la distinction argument/exemple, la concentration est de mise.

Taïra s'applique à participer au cours, elle hasarde parfois des réponses, sans réfléchir. La lecture enrichit une culture, ouvre des horizons : argument ou exemple ? Une chance sur deux. Je lui fais les rappels qui s'imposent : 
- si c'est de l'ordre du général, de l'abstrait, il s'agit d'un argument,
- à l'inverse, si c'est de l'ordre du particulier, si ça relève d'un cas concret, il s'agit d'un exemple, qui illustre l'argument. Comme dans les livres d'enfants, où l'illustration propose une interprétation personnelle d'un texte.

En me référant au sujet de DNB blanc, à la question : "Selon vous, est-il utile de raconter la guerre ?", tu peux soutenir l'argument : "Oui, il est utile de raconter la guerre pour en faire une critique, une dénonciation." et à titre d'exemple, tu peux recourir à ce qu'on a étudié avec Mémoires d'un rat de Pierre Chaine. Dans Mémoires d'un rat, l'auteur Pierre Chaine dénonce aussi bien la censure médiatique dès l'incipit qu'il critique le ridicule des uniformes militaires bleu horizon, qui rend les soldats plus visibles pour l'ennemi, dans l'extrait où Ferdinand est adoubé soldat de la douzième escouade de la onzième compagnie.

Ce tâtant la gorge, elle m'interrompt :
- "Madame, si on a les ganglions, ça veut dire qu'on est malade ?!
- Alors, écoute, je ne suis pas médecin, mais il me semble que les ganglions sont un signe d'infection sur...", fouillant ma mémoire d'ex-scientifique et ma propre expérience.
Un peu désarçonnée par l'incongruité de son intervention, le mot m'échappe. Je reprends en tentant un autre pont vers un texte étudié ensemble.
- "Les végétations... comme Michel Leiris. Tu te souviens du texte "Gorge coupée" ?! On les lui a arrachées."
Elle ne m'écoute plus, ses grands yeux perdus dans le vague et se massant toujours la gorge. Elle s'exclame tout à coup, interloquée : "Ça veut dire que j'ai des feuilles qui poussent dans la gorge ?!"
J'éclate de rire, tant il est difficile de résister devant sa spontanéité et naïveté.

Les amygdales. Le mot rejaillit dans mon esprit. J'explique : Les amygdales sont un amas de tissus, un organe où se logent virus et bactéries qui causent les angines, notamment. Taïra ne manque jamais de voix.



Mercredi 13 février 2019, 10h25-11h35 (M3), en salle 139.


Prenant des nouvelles de Taïra, dont je suis rassurée de constater qu'elle n'est pas malade :
- "Comment vont tes végétations ? Tu as consulté un spécialiste ?
- J'ai des graines, mais il faut attendre que ça pousse et ça va donner un sycomore."
J'acquiesce d'un signe de tête, convaincue qu'elle a perçu le contre-sens sur le mot de végétations.



© EstherProfesseur

#Français
#polysémie

samedi 16 février 2019

Matin brun, de Pavloff : une nouvelle engagée.

En guise d'introduction...

Alors emprisonné en camp de concentration, à Dachau, voici le poème écrit par Martin Niemöller en 1942 :

Quand les Nazis sont venus chercher les communistes,
Je n'ai rien dit, car je n'étais pas communiste.

Quand ils sont venus chercher les sociaux-démocrates,
Je n'ai rien dit, car je n'étais pas social-démocrate.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
Je n'ai rien dit, car je n'étais pas syndicaliste.

Quand ils sont venus chercher les Juifs,
Je n'ai rien dit, car je n'étais pas juif.

Et quand, ils sont venus me chercher.
Il ne restait plus personne pour protester.


Pour la petite histoire...
Martin Niemöller est un pasteur allemand. Entre les deux guerres, il accède à la fonction de pasteur. Au moment de la montée en puissance du pouvoir nazi, qui noyaute peu à peu l'Eglise allemande, le pasteur Martin Niemöller, pourtant partisan du régime hitlérien et ancien des Corps francs, appelle les pasteurs hostiles aux mesures antisémites à s'unir au sein d'une nouvelle organisation, le "Pfarrernotbund (de)", la "Ligue d'urgence des pasteurs", qui respecterait les principes de tolérance énoncés par la Bible et la profession de foi réformatrice. Cet appel a un grand écho : à la fin de l'année 1933, 6 000 pasteurs, soit plus d'un tiers des ecclésiastiques protestants, ont rejoint ce groupe dissident. La "Ligue d'urgence des pasteurs", soutenue par des protestants à l'étranger, adresse au synode une lettre de protestation contre les mesures d'exclusion et de persécutions prises envers les Juifs et envers les pasteurs refusant d'obéir aux nazis. Malgré les protestations, Martin Niemöller est déchu de ses fonctions de pasteur et mis prématurément en retraite au début du mois de novembre 1933. Mais la grande majorité des croyants de sa paroisse décide de lui rester fidèle, et il peut ainsi continuer à prêcher et à assumer ses fonctions pastorales. Il est arrêté en 1937 pour être envoyé en camp de concentration avant d'être transféré à Dachau en 1941.





Analyse de l'oeuvre intégrale.


L'auteur : Franck Pavloff. Spécialiste en psychologie et droits de l'enfant, Franck Pavloff est éducateur de rue et responsable d'une association de prévention de la toxicomanie et de la délinquance. Il partage ses activités entre la justice et l'écriture puisqu'il est aussi un auteur français contemporain. Il s'est fait connaître du grand public grâce à Matin brun, pour qui il a renoncé à ses droits d'auteur pour permettre une large diffusion.

Contexte d'écriture de l'oeuvre : L'auteur rédige cette nouvelle en réaction à certaines alliances politiques réalisées par le Front National, en mars 1998. La nouvelle connaît d'ailleurs un record de vente en 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen passe le premier tour des Présidentielles. Ainsi, l'auteur cherche-t-il à mettre en garde contre les dangers d'un pouvoir restrictif comme le totalitarisme.

Problématique : En quoi une oeuvre romanesque peut-elle rendre compte de l'Histoire ?


Premières impressions sur :
- 1ère de couverture : Au-delà de la poésie (éditions Cheyne dédiées à la poésie) du titre Matin brun où "matin" suggère le commencement d'une chose et où "brun" (à l'instar de la couleur de la couverture qui ne donne pas envie) dénote quelque chose de sale, de terne, on peut supposer avoir affaire à une histoire sombre. De fait, la couleur brune renvoie dans un premier temps à l'idée de saleté, mais aussi historiquement, le titre fait référence aux "Chemises brunes", surnom donné aux miliciens nazis des SA. La "peste brune" était le surnom donné au nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Quant à la croix, elle peut renvoyer à la croix gammée, symbole de la dictature hitlérienne ou encore, au sens péjoratif, au symbole de la suppression, de ce que l'on barre. En conclusion, le titre est oxymorique et pessimiste : un jour sombre se lève.
- 4e de couverture : Elle donne un résumé en présentant les deux personnages, et ce qui cause la séparation de ces deux amis, la montée de l'Etat brun. Une question est posée : Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d'entre nous ? Autrement dit, l'auteur semble alerter la conscience du lecteur face à la mise en place insidieuse d'un Etat totalitaire et raciste, sans que personne ne réagisse, jusqu'au jour où... il est trop tard. (Parallèle avec le poème de Martin Niemöller, en guise d'introduction)

Résumé : C'est l'histoire de Charlie et du narrateur - "ni héros, ni purs salauds" -, qui se retrouvent régulièrement pour disputer parties de belote et nouvelles du front. Ils vivent leur amitié tranquillement, alors que subrepticement s'installe un ordre totalitaire, celui de l'Etat brun. Pour se préserver de toutes représailles, les deux personnages détournent les yeux par facilité et obéissent aveuglément aux lois nouvellement adoptées et de plus en plus restrictives. Après les chats, les chiens : il faut qu'ils soient bruns. Suit l'interdiction des livres, maisons d'édition et journaux qui remettent en cause les lois de l'Etat brun. Mais leur attitude de déni conduira les protagonistes à leur propre arrestation, pour avoir possédé un animal non-conforme.


1. La structure du récit.
Texte très bref, qui ne s'encombre pas avec la présentation des personnages ou du cadre spatio-temporel, ce qui lui donne un caractère universel, pour faire pénétrer le lecteur frontalement dans l'action (non conformité des chiens et chats qui ne sont pas bruns) avec un incipit "in medias res". Le passage d'un paragraphe à l'autre se fait grâce à un indicateur temporel qui précipite l'action, par ellipses, en même temps que les lois insidieusement établies se font au fur et à mesure plus restrictives. Plus on avance dans la nouvelle, plus le laps de temps écoulé entre les paragraphes est court, les paragraphes et phrases se raccourcissent, ce qui a pour effet de créer une tension dramatique qui trouve son apogée dans le suspense final : le narrateur va-t-il aussi se faire arrêter ?

"Quelques temps après..."
Interdiction du Quotidien de la ville qui contredisait les recherches et les lois prises par l'Etat brun
"Après..." Interdiction des livres ne contenant pas les mots "bruns" ou "brunes" après chien ou chat.
"Et puis hier..." Arrestation des personnes et des membres de leur famille ayant possédé un chien brun avant la promulgation de la loi
"Si tôt le matin" Qu'en sera-t-il du narrateur ?

2. La relation d'amitié.
Seulement deux personnages : Charlie, le meilleur ami, et le narrateur (en point de vue interne). Personnages ordinaires, sans description physique, aux activités ordinaires, le lecteur peut s'identifier facilement à eux et l'auteur mieux transmettre son message. On assiste à la dégradation graduelle de l'amitié des deux protagonistes. Au début, ils sont très complices. Puis, par la suite, ils n'osent plus tout se dire. Une méfiance mutuelle s'installe qui les oblige à employer le mot "brun" lorsqu'ils sont ensemble. Enfin, c'est le retour du vrai bonheur puisqu'ils ont tous deux remplacé leurs chien et chat par des animaux bruns. Cependant, la nouvelle se termine dans une indifférence mutuelle : lorsque son ami se fait arrêter, le narrateur ne s'inquiète que pour lui-même. Le seul sentiment qu'il est capable de ressentir est sa peur concernant son propre sort. L'amitié n'existe plus.

3. Le rôle de la peur.
Le narrateur est insouciant au début - sa conscience est comme endormie (les jambes allongées au soleil) -, il ne comprend pas le drame qui se joue (en parlant de son petit voisin au caniche blanc, il se rassure en disant que ce n'est pas comme si les chiens étaient interdits, il pourra en choisir un autre, bien que le choix soit limité) puis il devient de plus en plus sérieux, il est attentif à ce qu'il dit et se méfie des autres. Il y a donc une progression. Les mots "tranquille" et "sécurité" reviennent de plus en plus souvent. Plus le narrateur est en danger et plus il recherche la tranquillité et la sécurité. Pour tendre vers cet idéal inaccessible, il se soumet aux lois les plus absurdes. Le tableau se termine par "j'ai peur"... Les autres personnages se signalent par leur conformisme (où être normal signifie se couler dans le moule). Au fur et à mesure, la milice se fait plus pressante : elle est bienveillante en distribuant de l'arsenic puis elle devient répressive en arrêtant les dissidents. C'est seulement quand la porte de Charlie explose que les doutes du narrateur explose aussi : la menace est réelle et sa peur justifiée.

4. La symbolique des couleurs.
Le récit débute au soleil avec un chien noir et finit un matin brun annonçant des lendemains bien sombres. On comptabilise, au total, 30 bruns, 5 noirs, 1 marron, 2 blancs, 1 crème, 1 clair. Peu à peu, le sombre et surtout le brun envahissent la nouvelle et donc la vie des personnages. Qui l'emporte ? Le brun. En effet, au moment de l'arrestation de Charlie, "le jour n'est pas encore levé, il fait encore brun dehors" est associé à "j'ai peur". La clôture explique ainsi le titre Matin brun. La métaphore de la couleur indique qu'un nouveau jour se lève, une nouvelle ère sombre, dominée par le brun. Tout est devenu uniforme.

5. Une nouvelle engagée.
Franck Pavloff décrit l'avènement d'une dictature, dont le champ lexical est omniprésent et la mise en place des lois brunes suit la chronologie de celle des lois nazies :

Matin brun Nazisme
Les décrets scientifiques Mein Kampf, 1926
Extermination de tous les chiens et chats non bruns Restriction des libertés individuelles du 27 février 1933
Interdiction des livres et des maisons d'édition Autodafé des livres d'auteurs juifs et marxistes en mai 1933
Apparition des Bruns (nom propre) : le danger est alors identifiable Création de la Gestapo en juillet 1933
Interdiction d'avoir eu un animal non brun avant Lois de Nuremberg de 1935

A cause d'une nouvelle loi de l'Etat brun, on doit tuer les animaux qui ne sont pas bruns puisqu'ils sont devenus non conformes, au prix d'arguments scientifiques absurdes. Le journal local est ensuite interdit pour avoir critiqué les dernières mesures au profit, bien sûr, d'un journal mieux pensant. Tout s'enchaîne mécaniquement, à une vitesse folle, sans que personne ne réagisse. Cette nouvelle dénonce donc : l'eugénisme (étude des conditions favorables pour une qualité de l'espèce humaine) - les animaux bruns s'adaptent mieux donc on supprime les autres -, la censure qui supprime tous les écrits non "bruns", l'isolement de l'individu puisque toute solidarité, tout lien d'amitié est brisé par la peur pour soi-même et la méfiance. On parle de nouvelle engagée, puisque derrière le "je" du narrateur, pris entre le "on" ou "ils" des miliciens et "les" désignant les victimes (chats, chiens, journaux), l'auteur prend parti. Dans la nouvelle, il faut néanmoins attendre l'avant-dernier paragraphe pour que le narrateur exprime le regret de ne pas avoir résisté dès le départ. Malheureusement, il est trop tard comme dans le poème de Martin Niemöller, il est arrêté dans le dernier paragraphe.

Matin brun est un apologue (c'est-à-dire un récit court avec une morale, ici implicite) contre la pensée unique et ce que Pavloff appelle "les petites compromissions". Cette nouvelle a pour visée de mettre en garde contre nos petites lâchetés qui font de nous des collaborateurs implicites, juste par passivité.


En guise de prolongement... 

Sujet de rédaction : Le narrateur a ouvert aux miliciens et ils l'ont arrêté, comme Charlie. De sa cellule, le narrateur écrit une lettre à Charlie, où il lui exprime ses regrets de ne pas avoir résisté aux directives imposées par l'Etat brun, et sa lâcheté d'avoir pensé en égoïste lors de l'arrestation de son meilleur ami. Il s'interroge sur la valeur de l'amitié. L'amitié résiste-t-elle au temps et aux affres de l'Histoire ? Victime d'un système totalitaire qui a eu raison de sa liberté, ce narrateur partage sa vision de l'amitié idéale, et donc son amertume d'avoir failli à ses propres convictions. 
En une vingtaine de lignes, écrivez la lettre du narrateur de Matin brun adressée à Charlie.

Proposition de correction :
                                                
                                                                                                                                          De ma cellule de prison, un jour sous le régime de l'Etat brun,

          Charlie, 

          Oserais-je t'appeler encore "bien cher ami" alors que j'ai failli à tout ce que l'amitié fait naturellement ?

          J'ai soudoyé mon geôlier d'un paquet de cigarettes non brunes achetées au marché noir - il faut dire qu'elles sont bien meilleures - pour obtenir le droit de t'écrire. En effet, j'ai été arrêté, quelques temps après toi. Ce matin-là, quand la milice a frappé à ma porte, ils m'ont demandé si toi et moi étions amis. Il ne m'était pas difficile d'imaginer ce qu'il allait advenir de moi, parce que j'étais là lors de ton arrestation. Je n'ai pas pu mentir, j'ai acquiescé. "Pour être ami avec une personne qui a eu par le passé un animal non brun" ont-ils invoqué comme raison, avant de me passer les menottes. Même pas pour avoir eu un animal non brun ! J'en ai déduit que tes voisins t'avaient dénoncé et je suppose que l'enquête de la milice les a conduits jusqu'à moi...

          Les nouvelles sont mauvaises. A l'extérieur, la politique de l'Etat brun se durcit et j'ignore quelle sera notre fin. Il fallait que je décharge mon cœur de tout ce qui me préoccupe. Aussi, puisqu'il m'est donné cette possibilité de t'écrire, si c'était la dernière fois, je veux te dire à quel point je me sens coupable. Je t'ai trahi, non pas comme tes voisins, mais en manquant de courage. Ils étaient là, en train de te molester, et moi, j'ai feint de ne rien voir, de ne pas être concerné et je t'ai abandonné à ton sort. Je me suis défilé alors qu'il aurait fallu que je prenne parti, que je prenne ta défense... Me suis-je interposé entre les miliciens et toi ? Non, je suis resté immobile, impassible. Ai-je protesté alors qu'ils t'emmenaient ? Non, j'ai regardé silencieux, muet. Et si j'avais parlé... Et si j'avais refusé... Toutes ces lois stupides ! Je les ai acceptées, comme si elles étaient normales, alors qu'aujourd'hui, elles me semblent incompréhensibles et dangereuses. Mais, dans les fers, dorénavant, je n'ai même plus la liberté de résister... Résister. Je l'aimais mon chat, comme toi ton chien. Pourquoi avons-nous accepté de les tuer ? Est-ce qu'ils étaient responsables de la couleur de leur pelage, comme on ne choisit pas de naître blanc ou noir ? Non. Ils étaient innocents. Nous sommes coupables d'avoir cautionné cela, juste parce que nous nous sommes tus par facilité, par lâcheté...

          Comme je regrette ! En faisant passer ma propre sécurité en premier, j'ai non seulement trahi ta confiance, déshonoré ton amitié, mais encore j'y ai moi-même perdu ma liberté. Qu'y ai-je gagné ? Rien. Pire : je t'ai perdu. Il n'y a pas de plus grande faiblesse que d'être égoïste. Comment pourrais-tu accepter de me pardonner ? En fin de compte, il n'y a pas de plus grande force que de s'épauler et se soutenir quand tout s'effondre autour de soi. Rester unis pour résister. Qui sait si nous n'aurions pas été capables d'organiser la résistance à nous deux et mettre en péril l'Etat brun ? Maintenant, il est trop tard. Ce regret est comme une morsure violente dans mon cœur. Je regrette tellement tout le mal que je t'ai fait en ne m'engageant pas. Physiquement et moralement. Tu comptais sur quelqu'un, j'étais absent. Tu as enduré les coups, je me taisais. Pardonne-moi. 

          Je te salue chaleureusement.

                                                                                                                                              Ton ami, si je puis prétendre encore à ce titre. 



© EstherProfesseur

#HIDA #Français #Histoire

Le roi du peigne.

Mardi 12 février 2019, 9h25-10h20 (M2), en salle 139.


Bien alignés le long du mur, les élèves de la classe de 4èmeD entrent sagement en classe. Nous nous saluons avec enthousiasme et respect. Rebroussant chemin alors qu'il vient de franchir le seuil de la salle, Iddy me questionne : "Madame, pourquoi vous dites toujours "Bonjour Iddy !" ?" Je lui rends simplement la politesse : il a invariablement la délicatesse de me dire "Bonjour Madame Thomas !" - ni "Bonjour", ni "Bonjour Madame", un franc "Bonjour Madame Thomas !" -, le sourire bien attaché sur sa frimousse ronde, alors j'ai beaucoup d'honneur à le saluer par son prénom. Suit Dominique, que j'interpelle au passage. Il pense mieux réfléchir son peigne à la main, plutôt qu'avec un stylo ! "Tu me ranges ton peigne dans ton sac, je ne veux pas le voir !... Sinon, je te le prends et je le casse en deux, direction la poubelle !", ajouté-je avec un brin de menace, tandis que je fais asseoir la classe.

Ce n'est déjà pas la première fois que je lui fais gentiment la remarque que cet outil lui ait d'aucun secours, au collège. "Est-ce que je sors mon sèche-cheveux, mon fer à lisser et mes bigoudis de mon sac pour te faire cours, moi ?... Non !", devant la classe à témoin.

Dina se vante. "Ça m'est arrivé de l'ramener au collège, mon fer à lisser, dans mon sac !" Un peu inquiète et curieuse, je l'interroge : "Tu ne vas pas me dire que tu te refais une beauté aux toilettes !?" Elle objecte : "Non, non, y' a pas de prise dans les toilettes, d'façon !" A ma mine dubitative, elle renchérit : "Après le collège, au Prado !" Enzo s'assure que je connaisse ce qu'est le Prado. J'ai beau avoir emménagé récemment, je suis suffisamment renseignée sur leur repère. "En face du collège", ajoute-t-il. A titre d'anecdote, comme un avertissement, je relate :"Après on s'étonne d'avoir affaire à des élèves de BTS MUC, qui se peinturlurent les ongles en vert grenouille sous le nez du prof de Français !" Brouhaha au sujet de Sheryhane. A l'intention de l'élève, qui s'agite sur sa chaise, gênée, indubitablement coupable, j'adresse, avec un sourire de connivence :"En école d'esthétisme, et seulement dans ce contexte !"

Un peu laborieusement, la classe est occupée à formuler des arguments pour répondre à la question suivante : "Pourquoi faut-il lire des romans de science-fiction comme Le Passeur de Lois Lowry ?" Dina et Noura proposent un premier argument, assez spontanément : Lire des romans de science-fiction permet de développer son imagination. En guise d'exemple : Jonas vit dans un monde totalement étranger du nôtre, où les couleurs n'existent même pas. Il faut donc faire un effort d'imagination pour nous représenter Jonas évoluant dans sa communauté.

En dépit de mon avertissement, je le surprends en flagrant délit ! Mon Dominique est en train de se masser le cerveau, les dents du peigne traçant des sillons dans ses cheveux crépus. Je ne peux pas me discréditer. Je lui confisque son peigne et conformément à ce dont je l'avais prévenu, je plie le peigne en deux, qui résiste un peu. Je le glisse entre mes genoux, tout en projetant de racheter un peigne pour que ce ne soit pas au détriment de ses parents. Le peigne cède sous la pression de mes genoux, une dent s'envole dans l'air jusque devant le tableau. Quoique je sois en pleine démonstration d'autorité, un peu fébrile, je me vois déjà devoir rendre des comptes et expliquer aux parents pourquoi j'ai brisé le peigne de leur fils, en classe. Je laisse choir le peigne dans la poubelle. Pourtant, j'assume et soutiens à l'intention de Dominique que ça ne me pose aucun souci de décrocher mon téléphone pour expliquer mes agissements. Enzo confirme que j'ai eu raison d'agir ainsi, je suis rassérénée.

Dominique a la mine déconfite, sans doute un peu estomaqué par mon audace. De l'autre côté de la classe, les yeux écarquillés, la bouche de Léon fait un O derrière sa main. Aux murmures à peine feutrés, je comprends soudainement que Léon a donné ce peigne à Dominique. Égratigné dans son amour-propre, Dominique minimise l'incident en marmonnant. 

Le cours reprend. De devant le tableau, la démonstration me semblait faite : se peigner en cours de Français est une attitude inappropriée et qui ne participe pas à signaler l'intelligence de l'élève.

Dix minutes de cours se seraient-elles écoulées, que voilà mon Dominique surpris en pleine récidive. Il a de nouveau en peigne en main, qu'il vient de passer dans ses cheveux. Je l'apostrophe fermement : "Rapport ! A ce niveau-là, Dominique, c'est de la provocation à mon égard !"... Je suis dépitée.

La semaine dernière, je me targuais des progrès de l'élève en terme d'attitude, que je ne me privais pas de signaler dans le carnet de correspondance à la page "Progrès et mérite" (après vérification, non visé par les parents).

L'heure s'achève. Dominique quitte la salle sans un au revoir. Le récit bruite dans le couloir. Tout en les observant depuis le bureau, deux élèves se glissent dans ma salle et vérifient la présence du peigne cassé dans la poubelle.


Bref. Dominique s'est fait une réputation de "narcissique" auprès de ses camarades qu'il s'applique à entretenir : il employait - j'ose l'imparfait au lieu du présent - son cours de Français à discipliner son cheveu rebelle.

Mais je croyais que le roi du peigne, c'était Travolta !!??
Blow Up : Coup de peigne pour Travolta dans La Fièvre du samedi soir.


© EstherProfesseur